Un mélange salutaire

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De son fauteuil, Esméralda regarde ses petits-enfants entrer en courant. Le froid a rosi leurs joues et la journée d’école, emmêlé les cheveux.

Elle sourit.

Si différents et pourtant cousins.

La crinière verte d’Éva, les yeux mauves d’Iria et les dents noires d’Itoh...

 

Ils dévorent le goûter en babillant et ça l’amuse beaucoup. Elle aime le bruit de cette vie.

– On n’a pas de devoirs ! lance Iria.

Esméralda rit de bon cœur. Elle sait qu’ils sont impatients d’entendre la suite de son histoire.

– Débarrassez et venez vous assoir.

C’est le marché. Elle prépare la table, ils rangent.

Comme d’habitude, ils s’y mettent à trois puis bondissent sur le canapé.

– Hier, je vous ai parlé de notre quotidien pendant la guerre des sept, rappelle-t-elle. Aujourd’hui, je vais vous expliquer l’excellente idée qu’a eue notre président pour reconstruire le pays intelligemment. Ces affrontements avaient tué tous les hommes et femmes en âge de travailler, il ne restait que les vieux, les mères et leurs enfants. Alors, il a ouvert les frontières, mais pas dans n’importe quelles conditions.

Elle les considère un par un.

– Saviez-vous que ni l’Audanie ni l’Anneau du Milieu n’avaient participé aux conflits ?

Iria et Éva hochent la tête. Itoh, l’ainé, s’exclame :

– Moi, si ! J’ai appris à l’école.

– Pourquoi ?

– Ils sont trop pauvres.

– Étaient. L’idée de notre président les a aussi servis.

Elle pointe le doigt vers Iria.

– Sur l’Anneau du Milieu, beaucoup ont les yeux mauves.

– On est de la même famille et on est différents, dit Itoh.

– Mélange de gènes. Je continue ?

– Oui.

– Quand on a vu arriver ces étrangers, on a eu peur qu’ils nous prennent le peu qu’on possédait encore. Nous vivions dans les caves puisqu’il ne restait pas une seule maison debout. Nous fouillions les champs épargnés par les bombardements et buvions l’eau de la rivière qui nous rendait malades à cause des cadavres et des ordures qu’elle charriait. Nous dépouillions les morts ou volions dans les décombres des magasins pour nous habiller, et nous n’étions pas prêts à partager ces petits trésors durement gagnés.

Esméralda essuie une larme. Le souvenir de la faim qui tord l’estomac, les odeurs de chair en décomposition, les doigts qui s’écorchent en creusant la terre à la recherche de plantes comestibles… Il lui semble qu’hier encore, elle endurait ces jours sombres.

– Les habitants de l’Anneau du Milieu avaient les cheveux verts et les dents noires, reprend-elle d’une voix tremblante. Ils étaient si grands qu’ils nous effrayaient. Ils ont commencé par nous rassembler et nous trier par âge. Nous étions terrorisés. Les vieux disaient qu’ils nous tueraient. Je vous laisse imaginer le soulagement qui nous a saisis quand l’interprète a expliqué qu’ils nous logeraient sous des tentes pour raser la ville en toute sécurité.

Pendus à ses lèvres, Iria, Itoh et Éva se tordent les doigts d’impatience.

– Pendant le temps qu’a duré la guerre, les mères ont acquis des compétences, et loin de les traiter de haut, les Anniliens travaillèrent avec elles. Moi j’avais neuf ans, alors j’allais à la tente de l’école avec leurs enfants. Ils nous ont soignés, ont reconstruit une ville plus jolie, et chaque fois qu’une de nos familles retrouvait un domicile, une autre d’anniliens occupait la voisine. Maman, qui était boulangère, s’est remise au pétrin et m’a appris le métier.

– Et les Audaniens ? demande Éva. Ils sont venus quand ?

– Après les maisons, chez nous, les gens du nord. On sait maintenant qu’ils ont agi comme les Anniliens au sud. Ici, ils sont juste arrivés avec leurs arbres à vent et leurs véhicules qui roulent grâce aux déchets.

Esméralda sourit.

– Nous avons assimilé leur langue, et découvert de nouveaux fruits, d’autres épices. Ils n’avaient jamais vu la neige et la première fois qu’elle est tombée, une formidable bataille de boules a animé le village. Les quartiers s’agrandissaient et l’on organisait des fêtes tous les huit jours pour apprendre à nous connaitre. Maman s’est remariée avec un Audanien et moi, à vingt ans, je me suis éprise d’un Annilien.

– Où est l’idée géniale du président ? s’impatiente Itoh. Que les gens se mélangent, c’est normal, je comprends pas…

Esméralda lève l’index pour l’interrompre.

– C’est là que tu te trompes, mon garçon. Tu apprendras bientôt qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Sais-tu ce qui a déclenché la guerre ?

– Les Giliids ont perpétré un génocide, c’est la maitresse qui l’a dit.

– La population Giliid vieillissait, précise-t-elle. Pour faire redémarrer leur économie, l’état a ouvert ses frontières et les Yaalis, une ethnie minoritaire malmenée dans son propre pays qui est l’Iscalie, ont submergé leurs villes. Leurs coutumes déplaisaient aux habitants qui les ont parqués dans des quartiers désaffectés. À l’usine, ils étaient maltraités et n’avaient pas droit au repos de la huitaine. Les patrons les payaient moitié moins que les autochtones qui leur abandonnaient les travaux les plus durs. Ils n’ont pas respecté leurs traditions, aucun effort d’intégration n’a été impulsé par le gouvernement. Les Yaalis se sont rebellés, tu t’en doutes, et leurs manifestations se sont terminées dans le sang. L’Iscalie n’a pas réagi, mais les six nations ont condamné ce génocide et installé l’embargo. En représailles, les Giliids ont envahi l’Iscalie. Par le jeu des alliances, nous sommes entrés en guerre contre Giliid, seulement, ce pays disposait d’armes redoutables. Les combats se sont arrêtés faute de combattants et les politiques ont signé l’accord de paix. Voilà, Itoh, tu sais tout.

– Alors ton président a décidé de respecter les étrangers, s’exclame Iria.

– Absolument. Ils nous ont mêlés à leurs coutumes et ont accepté de découvrir les nôtres.

– Il est mort, ce président ? demande Éva.

– Oui. Et le jour de son décès est férié.

– C’est lequel ? s’enquit Iria.

– Le septième végétal.

– Atan Giracos ! s’exclame Itoh.

– Dommage, soupire Éva. J’aurai bien aimé lui dire quelque chose.

– Quoi ? s’écrient-ils en chœur.

– Merci.

 

 

(elisabeth Charier)