Derniers instants

Derniers instants

 

Il me revient des images. Depuis quelques années, je les ressasse, et encore aujourd’hui, parfois je doute. Est-ce moi, cette forme aux gestes violents ? Moi qui frappe cette fille perdue avec mes gros poings ? Ce cauchemar me hante et, d’ailleurs, on m’accuse.

Ils m’ont jugé coupable.

Alors ça doit être vrai.

Ai-je créé cette scène d’après les interrogatoires ? D’après les photos de cette femme poignardée, mutilée, défigurée qu’ils ont étalée sur la table ?

– Ça t’a plu ? gueulait le plus jeune flic ?

Il me postillonnait dessus, collait presque son nez au mien.

– Tu y étais, on a des témoins, ajoutait l’autre.

Sans arrêt, ils reprenaient leur litanie. Sans se lasser, soufflaient le chaud et le froid.

– Raconte, vieux, grognait le chauve. De toute façon, t’es cuit. C’est juste pour écrire un rapport complet. Après, on va s’pieuter, OK ?

 

J’ai craqué au bout de deux jours, j’étais en manque.  

Ma vie d’avant se déroulait dans les caves, les bars où je me gavais d’absinthe. Drogué jusqu’au bout des yeux. Ils m’accusaient d’avoir tué une phtisique qui se soignait à l’opium, une putain, une voleuse… Blonde ? Brune ? La photo était noir et blanc. Et son visage… J’ai crispé mes mains sur les barreaux à m’en rougir les jointures et j’ai hurlé.

– C’est pas moi !

– Ta gueule ? grommela un gardien.

 

Au crépuscule, ils soufflaient la moitié des becs de gaz, et quand survenait la nuit, le tout s’éteignait.

Je me suis assis sur ma paillasse et j’ai songé aux premiers jours de mon incarcération. Mes cris de douleur, mes syncopes, mes instants de folie… Le manque.

Comme j’aimerais m’oublier dans les vapeurs d’opium encore une fois.

 

La femme. Les agents avaient décrit la torture avec tant de détails qu’ils m’avaient créé des souvenirs étrangers.

De toute pièce.

Vraiment ? Alors pourquoi le goût du sang me revenait en bouche chaque fois que j’y pensais ? Pourquoi étais-je sûr de la blondeur de sa toison ? Pourquoi l’endroit où ils l’avaient trouvé me paraissait familier ?

Un bouge que je fréquentais avec mes amis de beuverie.

Une chambre sordide au fond d’une cave, une alcôve où les putes emmenaient leurs clients. J’y allais souvent. Trop souvent. De ça je me souviens. Je m’en relevais groggy, passais soutirer de l’argent à mes parents et repartais vers les couches à opium.

Et tout recommençait. Inlassablement.

Mon père hurlait, ma mère se lamentait et moi je sentais mes mains trembler. La colère et les suppliques s’alternaient à une vitesse telle que ça les rendait fous.

Ils ont toujours fini par craquer.

 

Mon oncle m’accompagnait parfois. Il prenait ma défense.

« Il faut bien que jeunesse se passe », disait-il.

 

Le petit matin glauque s’insinua par le soupirail. C’est l’heure.

Je tendis l’oreille tandis que mes entrailles se liquéfiaient. Le son des talons qui claquent sur la pierre…

Ils sont cinq. Quatre agents et le juge.

J’ai envie de pleurer, envie de fuir, besoin de… Je me tourne vers la tinette, baisse mon pantalon de taulard… tout juste.

« Ne montre pas ta peur, le vrai courage est celui qui la dominera ».

Qui m’a dit ça ?

– La guillotine t’attend, ricana un geôlier.

Alors je me retourne et dévisage un par un les derniers hommes qu’il m’est donné de voir… avant la fin.