Nadia

 

Elle avait vu les collines de Mexico nappées de maisons, sans plus aucune végétation, et les cadavres pourrissants des victimes du commerce d’ivoire. Elle était passée au-dessus des décombres de la forêt amazonienne, des souches de celle de l’Oregon. Elle avait senti l’odeur nauséabonde d’un fleuve mongol, celle des usines d’incinération perdues dans des champs d’ordures. Elle avait hoché la tête devant les images des conséquences de l’exploitation des sables pétrolifères sur les rives du si beau Canada. Les milliers d’hectares de serres en Espagne, les mines trouant la terre par centaines, les animaux raréfiés, les estomacs des oiseaux marins remplis de plastique, les océans remplis de plastique. L’Afrique devenue poubelle du quart monde, les décharges de pneus du Nevada, la folie consommatrice des pays riches, les ours polaires vaincus par la famine… Les centrales au lignite et les épandages meurtriers sur les champs OGM…

Les paysans travaillaient en combinaison totale depuis des années, et ignoraient (ou ne voulaient pas l’entendre), qu’en plus de stériliser les sols, ils rendaient les humains infertiles.

 

– Et voilà, c’est arrivé, dit-elle à l’écran noir.

Sous la pression des grands patrons, les états avaient remis la sauvegarde de la nature aux calendes grecques.

Des petits partis écolos avaient bien tenté de soulever le peuple, Nadia y avait adhéré, elle y croyait à l’époque. Mais ils s’étaient vite fait bousculés par ceux de l’extrême droite à cause de leurs revendications altruistes. Intégrer les réfugiés politiques et économiques, ouvrir plus de logements pour les SDF et elle en passe. L’humain est un monstre aussi pour son espèce.

 

Nadia écrasa une larme qui perlait au coin de son œil et se campa au seuil de sa maison. Devant elle murissaient ses légumes bio. Le soleil lançait ses derniers rayons rougeâtres sur le silence, tous les rescapés du village étaient rentrés chez eux, éreintés par les premières récoltes.

– Beaucoup trop de vieux.

Aucun enfant n’avait vu le jour depuis dix ans, et depuis vingt ans, on n’accouchait plus naturellement. La PMA et l’in vitro avaient suppléé pendant un temps, et puis bizarrement, toutes ces opérations s’étaient mises à échouer. Les toubibs disaient que les spermatozoïdes des donneurs étaient tous frelatés.

– Gaïa se venge, soupira Nadia.

À moins que les produits monsanto aient stérilisé la planète.

 

Jean, le mari de Nadia avait sauvé quelques abeilles dans la ville où ils travaillaient alors. Devant l’état de ces insectes moribonds, ils avaient pris conscience de leur futile existence, deviné l’horreur du futur et fui leur nord natal pour s’installer dans ce village isolé de tout, à flanc de coteau. Même l’internet avait du mal à passer ici.

– À présent, il ne sert plus à rien.

L’écran plat et sa tour, son clavier, restaient le témoin d’une technologie désormais inutile.

Nadia s’assit sur le banc accolé à la maison et songea au début de la fin tout en regardant le soleil disparaitre derrière la montagne d’en face.

 

Multiplication des tornades en Amérique, disparition des grands glaciers de la banquise du Groenland défiguré par les industriels pour quelques pierres. Un pays depuis longtemps déserté par les nouvelles générations en mal d’emplois « normaux » moins fatigants que celui de chasseur de phoques ou de morses, population elle-même moribonde faute de froid. Fonte des neiges, et par voie de conséquence, remontée du niveau des océans.

Qui ont envahi les terres jusqu’à Lille.

 Disparues Nice et Marseille, Bordeaux, La Rochelle et toutes les villes portuaires. Les adeptes de la droite radicale s’étaient retrouvés exilés climatiques, soudains frères de ceux qui avaient quitté l’Afrique, résumée à un grand désert aride.

Noyées, les centrales du littoral dont les émanations toxiques s’étaient ajoutées aux autres pour tuer toujours plus.

Les techniciens se sont rabattus sur Fessenheim, Chooz, Cattenom, Tihange, Nogent, Saint-Laurent…

Nadia cessa d’énumérer.

Greenpeace les en a expulsés.

Chaud moment. Les membres de cette organisation, désespérés par l’inaction des gouvernements, étaient devenus extrémistes. Sous la menace des armes, ils les avaient obligés à stopper les productions et les avaient exterminés.

Nadia frissonna. Elle les avait accompagnés un temps, puis lâchés, car effrayée par toute cette violence.

 

Jean et elle avaient fui les grandes villes et commencé une vie plus saine. Quelques groupuscules avaient suivi leur exemple ; des maisons solidaires, végétales, à énergies propres s’étaient multipliées au sein des mégalopoles et dans les campagnes. Nadia espérait qu’ils y subsistaient toujours, comme eux, en cultivant ce lopin de terre surveillé jour et nuit.

Depuis trois ans, ils avaient intégré trente-deux vagabonds surpris à piller leur potager. Aujourd’hui encore, ils en restaient reconnaissants, comme Amar qui s’était découvert des talents de cordonnier, ou Charles, cet Érythréen qui forgeait les outils de jardin.

 

Nadia sourit. Musulmans, chrétiens et orthodoxes vivaient leur foi dans une tolérance respectueuse, et plus personne ici ne mangeait de viande. Elle voyait boucs et bouquetins gambader sur les pics en toute liberté. Parfois, un jeune daim se montrait à l’orée de cette nouvelle forêt qu’ils ne parcouraient plus depuis que Louis y était mort de façon étrange. Son amie Marie, qui l’accompagnait, avait raconté, une fois le choc passé, que les fougères l’avaient liquéfié.

Je crois que les abeilles parlent aux plantes. Elles leur ont rapporté leur sauvetage et c’est pour ça que la nature nous tolère.

Depuis qu’elle avait repris du terrain autour d’eux, pas un voyageur n’avait atteint le village, désormais cerné par les bois naissants. Jusqu’ici, personne n’avait osé partir, mais ils se disaient tous heureux en ces lieux.

 

Auprès de José, les volontaires apprenaient les vertus des plantes, Amadou savait faire de la peinture avec la farine que lui donnait petit-Jean. Marcus taillait la pierre pour réparer les maisons abandonnées. Grâce à tous ces talents, les réfugiés des cataclysmes avaient tous un toit.

Mais pas d’enfant, songea Nadia en caressant son ventre rond.

Tous les matins, les soixante-douze habitants venaient prendre des nouvelles de ce miracle qui grandissait en elle.

Pourvu qu’il soit normal.