Le médaillon perdu

Le médaillon perdu (nouvelle)

 


 

Passionné par les légendes de son pays, Yann Hoët hantait les bibliothèques de Bretagne depuis des années. Il aimait l’odeur des grimoires et connaissait la langue des anciens qu’il traduisait pour les futures générations.

 

Lorsqu’il s’arrêta devant le manoir, il pensait avoir écumé tous les lieux abritant des livres. Vieux voyageur au visage émacié, il s’était laissé pousser la barbe en hommage aux représentations de Merlin. Myrddin, comme le nommaient les Gallois.

Plus sérieusement, Yann cherchait la vérité sur l’homme des bois, le druide selon d’autres historiens.

Pour certains, la légende se terminait ainsi : « enfin instruite de la totalité des sortilèges, Viviane enferma Merlin dans une prison d’air. »

Il s’est fait piéger par l’amour, soupira-t-il.

Il s’était, lui aussi, épris d’une jeune femme au début de sa vie d’adulte. Il croyait avoir oublié ce sentiment, pourtant, son cœur le pinça.

 

Cette maison de vieilles pierres ressemblait à une relique posée sur un écrin de verdure. La forêt explosait de couleurs en ce jour de juillet. Les baies alourdissaient les épineux, les fleurs lançaient leurs fragrances au poète et les oiseaux murmuraient l’air de la mi-journée.

Il songea aux travailleurs qui subissaient la pollution sonore et olfactive des villes. Oui, vraiment, il était bien, là, à contempler la nature.

Aucune barrière, pas de jardin, l’habitation se plantait simplement entre les arbres centenaires.

 

Un ancien du village voisin lui avait parlé d’elle.

« Cette maison est maudite, disait-il en sirotant son chufere. Une femme y vit pourtant et je te le donne en mille, elle s’appelle Viviane. »

Il riait en montrant des chicots jaunis par le tabac.

Yann avait laissé sa voiture au bord de la rue du roi Arthur, à l’emplacement exact décrit par l’homme, et s’était enfoncé dans les bois. Enfin, ce qu’il en restait.

La période estivale s’étirait et bizarrement, sitôt les premiers arbres dépassés, il n’avait plus croisé de touristes.

Comme si j’avais franchi une porte, se dit-il en tâtant la médaille de l’étrange vieillard.

« Un héritage, mon ami. J’ai plus le courage de vérifier les histoires de mes ancêtres, mais toi, tu iras, je le sais. Parce qu’il y a une bibliothèque, parait-il. »

En échange, il lui avait demandé de rapporter un calice frappé des armoiries de sa famille.

Yann chassa ses appréhensions d’une inspiration et traversa la clairière baignée de lumière.

 

Il souleva le heurtoir et le laissa retomber. Le choc effraya les oiseaux et le silence s’abattit sur la forêt.

La porte s’entrebâilla, un souffle humide enveloppa Yann et l’attira à l’intérieur.

Ça sent le vieux papier.

– Bonjour. Y a quelqu’un ?

La demeure lui rendit sa phrase, alors il répéta sa question en gaélique.

Personne ne répondit.

À l’épaisseur de la couche de poussière, Yann se dit qu’elle était abandonnée depuis bien longtemps. Pour le moment, la lumière du jour lui suffisait, mais il avisa une lampe à huile qu’il ouvrit pour juger de son contenu parce qu’il prévoyait de passer la nuit ici. Il traversa le hall, poussa la double porte disposée à la croisée des couloirs et s’arrêta, saisi par la richesse de la pièce.

Elle paraissait deux fois plus grande que le manoir en lui-même, et des livres couvraient les murs du sol au plafond.

Quelle magie peut déformer cet espace ?

Il posa son sac sur une antique chaise et effleura les ouvrages d’une main tremblante sans oser les extraire de leur logement. Il se sentait comme un enfant devant un cadeau qu’il devinait extraordinaire.

Pour reprendre son calme, il s’approcha de la fenêtre à croisillons serrés et contempla la forêt. Elle ne montrait aucun signe de civilisation, il se trouvait hors du temps.

– Au travail, dit-il soudain.

Pas d’écho ici. L’épaisseur des rayonnages étouffait les sons, il imposait le silence de l’intimité. Yann dépoussiéra le bureau, y déposa calepin et stylos puis décrypta les titres des livres rangés à sa droite.

À mi-chemin, il ne put retenir une exclamation de joie.

– Tout un pan de grimoires transcrits par Blaise, murmura-t-il. Extraordinaire !

Il avait passé presque toute sa vie à tenter de comprendre la légende, à chercher des indices dans le peu de documents restants sur le territoire breton et là brusquement, ses rêves se trouvaient à portée de main. Dans un état de conservation étonnant, qui plus est.

Yann tira délicatement le dernier livre et le plaça sur le bureau. Il tourna autour en examinant la couverture brune ; une peau épaisse gravée d’un étrange pentacle. Il imagina Merlin dicter ses sortilèges à Blaise, homme-loup qui avait consacré son existence à l’écriture des mémoires d’un magicien fou d’amour pour la belle Viviane. Il le lui aurait prouvé sous forme d’oiseau, de daim ou de sanglier. Peut-être même que pour elle, il se serait transformé en dragon ou en poisson.

Cessons de rêver.

Il ouvrit le manuscrit et découvrit la superbe calligraphie du scribe.

 

À la tombée du jour, il se servit un verre de vin et alluma la lampe à huile. Il avait lu la moitié de l’ouvrage, son esprit voyageait en des temps lointains. La vie de deux créatures légendaires se déroulait sous ses yeux.

Dans ce dernier livre, Blaise s’était laissé aller. Au détour d’une page, il décrivait la double personnalité de Merlin et les longues absences de Viviane. D’après les dates, Arthur et ses chevaliers avaient disparu depuis des décennies. La fée et le magicien délaissaient les humains. « Depuis l’inquisition », écrivait Blaise. Ensuite, il racontait la peste et les familles qui trouvaient refuge dans la forêt pour y échapper.

En même temps que l’histoire, certaines incantations précédées de leurs effets apparaissaient çà et là. Yann évitait de lire à voix haute.

 

Le hurlement d’un loup lui arracha un frisson. D’autres lui répondirent et là, il sursauta, car il savait peu probable la réintroduction de cette espèce en des lieux si fréquentés.

Où suis-je en réalité ?

Il trouverait sans doute des indices en inspectant la maison. Il hésita, puis remit ses recherches au lendemain. Son récit l’attendait, l’histoire l’appelait.

Il replongea dans sa lecture.

« Merlin et Viviane ont décidé ensemble de cacher cette partie de la forêt aux mortels. Ils ont combiné leurs forces mentales pour préserver cet endroit et permettre à la nature d’y subsister. Seuls les héritiers d’Arthur, porteurs de la médaille de Saint-Jean frappée du sceau magique, pourront y pénétrer. Le monde devient fou. À présent, des becs de gaz chassent l’obscurité des villes, des monstres bruyants ont remplacé les carrioles à cheval. Ils coupent les arbres pour construire ou cultiver. Nos aventures ne se chuchotent plus qu’au court des veillées. La chevalerie est tombée aux oubliettes. Quant au Saint-Graal, ils disent que c’est une invention d’écrivains. »

Suivait une liste d’incantations, dont celle de l’emprisonnement.

Le livre se terminait aux trois quarts par une phrase étrange : « À celui qui possède l’un des sept médaillons, voici le rituel qui délivrera Merlin de sa prison d’air. Prononce les mots d’une voix forte devant l’étang du village des élus et il t’apparaitra. »

– Que fera-t-il dans ce monde qui vit à toute allure ? grommela le vieil homme.

Il referma le livre et décida de se coucher.

La nuit porte conseil, dit-on.

 

***

 

Yann ouvrit les yeux sur l’aube et la solution à son dilemme lui sauta à l’esprit. Les descendants des réfugiés du moyen-âge, ceux dont Blaise disait qu’ils étaient pris dans le sortilège, décideraient de libérer ou pas Merlin.

Il devait les rencontrer.

Il avala son sandwich de la veille, plaça le grimoire dans son sac et sortit du manoir. Blaise et Viviane vivaient-ils encore ?

Les questions défilèrent tandis qu’il cherchait un indice qui le guiderait vers eux.

J’espère que ce pays n’est pas trop vaste ou j’y mourrai de faim.

Il se félicita de conserver toujours des allumettes sur lui. Grâce à elles, il pensait pouvoir repousser les bêtes quand viendraient les ténèbres.

– Les hurlements provenaient de l’est, marmonna-t-il. Si je vais dans ce sens, peut-être que…

Il entra dans la forêt.

Tout d’abord, les ronces lui griffèrent les mollets à travers le tissu de son pantalon. Heureusement, il ne quittait jamais ses chaussures de marche et sa canne. L’âge ne lui avait pas ôté ses capacités physiques, mais il s’enfonçait dans une épaisse couche de végétation, là, et il s’interrogeait sur la pertinence de sa théorie, à savoir l’attrait des hommes sur les loups.

Et puis, il devina un chemin à moitié recouvert de fougères.

Il reprit pied dans un soupir de soulagement et réfléchit. S’il allait à gauche, il risquait de sortir de cet étrange territoire tandis que s’il optait pour la droite… Il observa la forêt dans cette direction. Le sentier semblait contourner une masse de rochers en laissant, de l’autre côté, une pente assez raide.

Yann choisit cette voie. En chemin, il aperçut un chevreuil puis sa mère, il entendit l’eau couler. L’été chauffait la terre humide et ses arômes séduisaient son odorat. Heureux, il goutait la plénitude des lieux.

Je serais enchanté de mourir ici. Mais avant, j’aimerais découvrir la vérité.

La piste, en effet, dépassait la petite montagne hérissée d’un dolmen. Il ne chercha pas à en voir plus, car il aspirait à trouver la civilisation qu’il s’était imaginée ; quelques maisons de bois et de torchis enfouies sous les arbres, un quotidien similaire à celui des ancêtres. Un paradis pour son âme d’historien.

Le sentier descendait maintenant. À l’aide de sa canne, il ralentit le pas pour éviter que l’élan ne l’emporte. Un sanglier l’ignora, une dizaine de lapins détalèrent à son approche et un essaim de mouches tourbillonna autour de lui.

Il cueillit des fraises et s’assit sur une pierre pour les déguster. En contrebas, il distinguait du sable et de l’eau pétillait sous le soleil… Une forme se tenait sur un rocher, comme lui.

Stupéfait, Yann se releva et oublia la prudence. Il dévala la pente.

 

Quand il arriva sur la plage, il constata qu’elle n’avait pas bougé malgré la chaleur qui plombait les lieux.

Aucune onde ne déformait cette immense étendue liquide qu’elle contemplait. Derrière lui, la fraicheur d’une grotte l’appelait, mais la chevelure blanche et la longue robe noire le fascinaient, alors il l’ignora et se dirigea vers elle.

Lorsqu’elle tourna la tête, ses yeux s’agrandirent de surprise.

– Gwenaëlle ?

– Bonjour, Yann.

Les rides marquaient à peine le fin visage de son amour d’antan.

– C’est bien toi ?

– Oui.

– Je croyais que tu étais morte !

– Je me suis perdue dans ce pays, mon ami.

– Tu possèdes un médaillon ?

– Oui. Et je l’ai égaré.

Il l’observa, le temps de calmer les battements précipités de son cœur affolé.

– Je pensais trouver une civilisation, lâcha-t-il enfin.

– Oh ! Il y en a eu une. Viens voir.

Elle se leva et lui prit la main.

– Je n’ai jamais cessé de t’aimer, tu sais ?

– Tu ne t’es pas marié ?

Il hocha la tête alors elle l’embrassa et ce fut doux, comme la caresse du vent.

 

– J’ai trouvé les écrits de Blaise. On peut délivrer Merlin. Il faudrait demander aux habitants si…

– Ils sont tous morts.

– Ah. De quoi ?

– De vieillesse… et de dégénérescence.

Ils cheminaient lentement vers la grotte et sa fraicheur.

– Certains ont laissé des livres qui racontent leur quotidien, j’ai passé ma vie à les lire. D’après eux, le sortilège les a progressivement privés de fécondité. Il a provoqué des mutations qui ont handicapé les derniers nés. À mon arrivée, je n’ai trouvé que des squelettes et des tombes. Mais viens voir ce qu’ils ont réussi à bâtir.

Yann la suivit dans un tunnel situé au fond de la grotte.

Gwenaëlle enflamma un bâton aux odeurs d’huiles et ils descendirent encore sur plusieurs mètres.

Soudain, la lumière du jour reparut et un village de verre figea le vieil homme de stupeur.

Verre poli, verre brillant, bleu, rose, nacré… Toutes les teintes chatoyaient sous les rayons du soleil de l’après-midi.

– Regarde le plafond.

Il leva les yeux et découvrit un dôme lisse plaqué contre la roche.

– Ça se ferme en hiver, expliqua son amour de jeunesse. Et ce n’est pas tout. Suis-moi.

Sans pouvoir sortir un mot, il obtempéra. Ils passèrent sur des rues de verre épais couleur ocre, traversèrent la ville que Yann ne cessait d’admirer.

– Pourquoi du verre ? demanda-t-il enfin.

– À cause du sable… Nous y sommes.

Elle tourna un miroir, l’ajusta et s’effaça pour le laisser observer.

Par reflets interposés, il put voir un homme au regard fou de haine.

– C’est Merlin.

– Comment le sais-tu ?

– C’est écrit là, en gaélique. Viviane l’a emprisonné parce que la nature de son père a pris le dessus.

– Le démon géniteur, murmura Yann.

– Tout à fait. Si on le libère…

– Il mettra le monde à genoux.

Il se détourna de ce visage aux yeux injectés de sang.

– Que sont devenus Viviane et Blaise ?

– C’est une longue histoire. Si tu restes un jour ou deux…

– Je ne suis pas pressé et puis je ne rentre pas sans toi.

– Et si je ne veux pas partir ?

– Je t’accompagne dans ton choix… si tu le désires, bien entendu.

– Mais ta vie de l’autre côté ?

– C’est une longue histoire, sourit Yann.